TITAYNA
Belle, journaliste, aventurière et pilote d’avions...
Élisabeth Sauvy-Tisseyre (1897-1966), sœur aînée d'Alfred Sauvy, était
journaliste et grand reporter à Paris-Soir dans les années 1925-1939.
Elle prit de pseudonyme de TITAYNA.
Elle fut contemporaine d'Albert Londres et de Joseph Kessel.
« Des cheveux noirs
bouclés et flous, des yeux d'Arabe éclairant d'intelligence et de vie, un
visage fin et long, comme une amande, c'est Titayna. Mais, qui devinerait sous
ce joli visage de jeunesse amusée, l'intrépide femme d'action ? Reporter,
elle parcourt l'Europe et, contre le vent, son avion vole de l'Afrique aux
Carpathes. Elle publie une série de « papiers » dans l'Intransigeant.
Cherche-t-on à la voir pour l'en féliciter ? on apprend qu'elle dîne à
Londres. Lui envoie-t-on ses hommages à Madrid ? Elle répond, par une
carte postale, de Constantinople.
Un jour, son avion prend
feu. Elle est obligée d'amerrir et, ayant échappé à ce premier danger,
parvient, après bien des difficultés, à rejoindre la terre. Elle trouve, venant
à sa rencontre, une bande de sauvages tout effrayés de cette femme descendue du
ciel. Elle les calme par des gestes, se concilie la bienveillance des femmes
indigènes en leur offrant de splendides écharpes achetées, quelques jours
auparavant, rue de la Paix, et grâce à cette stratégie et à ces sacrifices,
peut traverser sans trop de mal une région désertique.
Quatre jours après, elle
fait une brillante conférence au Faubourg ; le lendemain, elle parle au
Caméléon, et part le surlendemain pour le Maroc, où l'attend le Maréchal
Liautey, auprès de qui elle travaille plusieurs jours... »
Coqueluche du « Tout-Paris », prototype de « La Garçonne
», pionnière de l'aviation et du cinéma, elle accumula romans, nouvelles,
récits de voyages exotiques, reportages et interviews des puissants de l'époque
(Ataturk en 1924. Abd-El-Krim et Mussolini en 1935, Hitler en 1936...).
Elle eut une vie frénétique, en état de révolte permanente :
pilotant avions, voitures et motocyclettes, plusieurs fois accidentée, mariée
sur le tard, elle eut le grand tort de contribuer pendant la seconde guerre
mondiale à un journal « collaborateur »...
Arrêtée le 30 août 1944, elle ne fut libérée qu'un an plus tard, sans
jugement, et s'exila à San-Francisco. Cette détention, fut plus longue que
celle de personnalités plus compromises, car elle fut accusée d'espionnage, à
cause de la présence dans ses papiers de plans d'aérodromes, pourtant bien
explicable puisqu'elle pilotait elle-même.
Il n'est pas impossible qu'en 1945 cette sœur encombrante ait privé
Alfred Sauvy d'un portefeuille ministériel...
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Match – 20 novembre 1934
EN MARGE DU SALON DE
L'AVIATION - MON AVION ET SA MOTO, par TITAYNA
Une garden party en
Angleterre. Des toilettes trop vives sur un gazon si vert qu'il ne semble pas
vrai. Sous une tente, le thé est servi.
Des autos amènent à
chaque instant de nouveaux arrivants, et parfois, sur la prairie que regardent les
vaches parquées de l'autre côté des barrières, un avion se pose, roule, se
gare.
Une jeune fille en
descend, ou bien une femme accompagnée d'enfants. Elles sont vêtues de
mousselines à fleurs, portent des gants blancs et demandent à leurs amis :
« Suis-je en retard ? »
Tout à l'heure les
invités, avec ce côté enfantin du caractère anglo-saxon, joueront à « la
chasse au trésor ».Petits et grands y prendront part, les uns en auto, les
autres à bicyclette, les derniers en avion. Puis, ce seront les adieux, les
remerciements, les départs. Des voitures corneront sur la route, des
motocyclettes pétaraderont, et des aéroplanes tourneront dans le ciel clair.
Nous n'imaginons pas
en France le développement pratique de l'aviation de tourisme à l'étranger.
Beaucoup de Français considèrent encore l'aviation comme plus dangereuse que
l'automobile et confondent volontiers professionnels et amateurs.
Une femme qui
conduit-en s'appliquant une 5 CV avenue du Bois, ne piloterait pas en course un
bolide de Chiron.
De même, l'exploit
d'un Mermoz, d'une Maryse Hilsz n'ont rien à voir avec la promenade que fait
entre deux villes une petite bourgeoise sur un appareil « qui vole tout
seul »
Depuis des années,
mon rêve était d'avoir un avion et de le piloter moi-même.
Il m'a fallu
attendre cette phase de l'aviation pratique dans laquelle nous sommes entrés
pour le réaliser.
J'ai donc un avion,
un bel avion solide que je pilote et avec lequel je pourrai faire de très
grands voyages.
Mais, la passagère
que je suis (douze cents heures : de vol en dix ans) n'est pas sans expérience
sur les à-côtés de l'aviation. Je suis restée en panne dans tous les coins
d'Europe et d'Asie. J'ai connu l'isolement du bled australien, l'atterrissage
forcé dans le Texas, et les trous d'air au-dessus des gorges du Yang-Tsé. Une
fois, je suis restée prisonnière des Karpathes avec un tri-moteur que pilotait
Chicoineau ; une autre fois, je me suis posée dans les inondations du
Danube autour de Belgrade, et enfin je suis allée à pied en cinq jours d'Iniada
à Constantinople en compagnie du pilote Jacques Richard.
Je ne veux pas
commencer le récit de mes souvenirs, il y en a trop et ils n'ont d'intérêt que
dans la mesure où j'ai profité de leur enseignement.
Entre autres leçons,
j'ai souvent appris celle-ci : la complication du voyage aérien commence
au moment où l'avion s'est posé.
Un exemple :
Avec mon Farman, il
est possible un beau jour d'été de partir le matin, de déjeuner à Berlin et de
rentrer le soir à Paris... C'est possible si je ne perds pas tout mon temps à
chercher un moyen de communication entre Tempelhof et Berlin.
C'est économique si
je ne dépense pas en taxis autant qu'en essence pour mon appareil.
Autre cas.
Vous voyagez avec un
avion de tourisme et vous désirez vous poser sur le terrain situé à vingt-cinq
kilomètres d'une petite ville. Pas de service public entre le terrain et la
petite ville. Téléphoner pour un taxi ? Perte de temps et prix prohibitif.
Commander le taxi à l’avance ? Et si vous êtes en retard, si le temps vous fait
différer votre départ ?
Car l'avion seul,
j'écrirai même « l'aviation pure » ne revient pas cher. Je dépense 35
litres à l'heure, à peu près aux 160 kilomètres, soit 22 litres aux 100
kilomètres, si tant est que l'on puisse mesurer ainsi (?) Et n'oubliez pas que
d'un point à un autre, la ligne droite est plus courte que la route.
Des esprits sans
envergure s'obstinent à considérer l'auto comme un luxe, l'avion comme un très
grand luxe. Pourtant, un enquêteur serait bien surpris de découvrir la
situation de la plupart des propriétaires d'avions privés. La preuve en est le
marasme total des clubs actuellement..., et le nombre d'avions à vendre... pour
un prix inférieur à celui d'une petite voiture.
Je connais une jeune
femme propriétaire d'un avion qu'elle a acheté d'occasion et qu'elle pilote
elle-même. Cette jeune femme n'a pas d'autre ressource que son emploi, assez
mal rétribué, d'ingénieur (elle est sortie de l'École Centrale). Tout son
argent passe à « son aviation » et vous pouvez la rencontrer vêtue
modestement en seconde dans le métro. Mais si cette jeune femme se pose en
campagne, en France ou ailleurs, elle paiera très cher le luxe de quitter la
terre chaque fois qu'elle le peut.
Tout ceci pour
expliquer que l'aviation de tourisme serait tout à fait pratique et économique
si ne subsistait pas l'inconvénient de la distance entre terrains et villes.
Alors ?
Notre
collaboratrice Titayna Son avion et sa
moto |
Pour atténuer cet
inconvénient, j'ai eu une idée. Cette idée, Farman
l'a mise à exécution. Quand je me pose
sur un terrain, j'ouvre une petite porte sur le côté de la carlingue et il en
sort une motocyclette. Je peux aller
déjeuner en ville, chercher du secours, ou accomplir mon travail. L'idée de ma
moto-avion m'est venue en voyant un film : International Follies. Un
hélicoptère se posait sur le toit d'une maison, il en sortait une auto, qui
elle-même se transformait en toboggan pour descendre l'escalier... Je n'ai pas pu
réaliser du premier coup l'auto-avion, car les constructeurs d'autos n'ont
pas encore fabriqué la petite voiture ultra-légère, à une place et quatre
chevaux, mais ils y viendront. En attendant, sur
le terrain de Toussus où je m'entraîne sous la direction de l'excellent
pilote Coignot, les mécaniciens m'ont appris à manier avec prudence la
motocyclette et l'un d'eux a résumé l'opinion générale-en affirmant : « C't'
outil-là, vous savez, c'est autrement dangereux que vot' zinc.» Titayna. |
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DIMANCHE ILLUSTRÉ - 5 NOVEMBRE 1939 UNE INTERVIEW MON ENTRETIEN AVEC ADOLF HITLER TITAYNA, qui est la seule Française que n’ait jamais reçue le
Führer, nous dit : « L'Histoire jugera sans doute Hitler, mais comme un tout
petit homme, dont l'Europe aura été victime parce qu'elle le crut un grand
homme... » Au Palais de la
Découverte, il y a peu de temps, se trouvait un étonnant appareil. C'était la
reconstitution de l'œil d'un poisson, œil magique et rond, qui a le
merveilleux pouvoir « de voir à la fois tout ce qui l'entoure ».
C'est avec un œil comme cela que Titayna, je crois, a su regarder le monde.
Voyager n'a aucun intérêt, sinon celui de classer dans l'armoire de notre
cerveau des milliers de clichés que l'on projette dans le temps lorsqu'il
pleut dans votre âme. C'est un de ces clichés
que j’ai demandé à Titayna de nous présenter. Il est particulièrement réussi
et a pour titre « Adolf Hitler ». Titayna décida un jour
de voir Hitler. Après Mussolini et Chang Kaï Chek elle a voulu connaître le
maître du troisième Reich. Sous l’égide d'un quotidien parisien elle se
rendit un jour au ministère de la Propagande à Berlin et demanda à avoir une
interview avec le chancelier. Trois jours après on lui promit l'audience. Le premier acte
commença mal. En effet, entre temps, le journal pour qui Titayna travaillait
avait publié une nouvelle disant que Hitler était atteint d'un cancer à la
gorge et que faute de médecins juifs, il serait obligé de faire venir un
spécialiste de Bordeaux. Hitler qui eut par
hasard cette coupure entre les mains devint furieux et refusa toute
interview. Titayna pourtant avait son idée et une idée de Titayna en vaut
deux ! Elle obtint du journal une rectification. L'attente ne fut pas
longue. Le lendemain à 5 heures du soir, elle recevait de Berlin un
télégramme ainsi conçu : « Interview accordée
demain matin 11 heures ». Titayna attrapa de
justesse l'express de Berlin pour arriver le lendemain à 11 heures moins
le quart au ministère de la Propagande du Reich. Elle était accompagnée à 11
heures moins cinq dans l'antichambre d'Hitler. 11 heures sonnaient quand le
Führer apparut, lui tendant la main. « Je fus
impressionnée, me dit Titayna, par ses yeux bleus et par sa simplicité toute
paysanne. Il me fit asseoir sur un canapé et s'assit sur un fauteuil à côté
de moi. Hitler était accompagné de deux interprètes officiels, qui
sténographiaient les demandes et les réponses. Les questions d'ailleurs
étaient prêtes à l'avance. » « Je remarquais
qu'il ne me regardait jamais en face, mais fixait dans te plafond un point,
comme s'il cherchait là-haut une inspiration. Il parlait d'une voix assez
nette, volontaire » Titayna notait
rapidement les réponses au fur et à mesure que son interlocuteur parlait,
mais à un moment donné, elle cassa son crayon. « Sans détourner la tête,
dit Titayna, sans s'arrêter de parler et d'un geste rapide, Hitler prit un
bout de crayon tout usé dans sa poche, me le tendit, sans doute pour que je
ne puisse pas perdre un mot de ce, qu'il était en train de me débiter sans
arrêt. Au cours de cette interview, Hitler m'affirma ceci avec force : « Je ne ferai
jamais l'Anschluss. Je hais la guerre et je ne la ferai pas et dites bien que
je n'ai aucune visée de conquêtes territoriales, car la logique même et la
conscience sont contre la barbarie de la guerre. » Comme vous le savez ces
prédictions se sont entièrement réalisées !... « Sa force de conviction
était telle que je fus sur le moment convaincue par Hitler, dit la
journaliste, et je crus sa parole exactement comme furent convaincus et
trompés plus tard bien des hommes d'Etat. » « Je pensais en
moi-même, ajoute Titayna : Quel malheur qu'un homme ayant des idées que
je juge fausses, puisse avoir des arguments aussi convaincants. » « Après ces
affirmations, Hitler me tendit la main avec un sourire, un sourire qui avait
le charme de ne pas avoir l'air de s'intéresser aux femmes. En somme, je me
disais : Je vois ce qu'il est, mais que veut-il donc paraître ? » Lorsque Titayna eut
écrit l'interview et que celle-ci fut soumise au Führer pour qu'il la signât,
il étudia avec ses interprètes chaque nuance, chaque mot, et jusqu'à la
ponctuation, avec une minutie de maniaque. Titayna partit ensuite
en avion pour Paris, accompagnée par l'attaché de presse allemand. Pendant le
voyage aérien, le télégraphe du bord fonctionna d'une façon presque
constante. C'était Hitler qui télégraphiait à Titayna des choses dans le
genre de celles-ci : Page 7, ligne 25 ;
changez tel mot par tel mot. Page 4, supprimez la
ligne 3. Ainsi, jusqu'à la
dernière minute, Hitler étudiait la plus infime nuance de ses affirmations et
de ses promesses traîtresses et mensongères. |
BLACK LIST |
THESE ARE SOME OF THE FRENCHMEN CONDEMNED BY THE UNDERGROUND FOR
COLLABORATING WITH GERMANS: SOME TO BE ASSASSINATED, OTHERS TO BE TRIED WHEN
FRANCE IS FREE Mistinguett, music-hall star Georges
Carpentier, former pugilist Corinne
Luchaire, actress, mistress of Otto Abetz Nicole
Bordeaux, actress, also mistress of Abetz René Fonck, World War I ace Marcel Pagnol, author, movie productor Jean Luchaire, publisher of Les Temps nouveaux Marcel Déat, editor of L’Oeuvre Louis-Ferdinand
Céline, author of Journey of the End of the Night Titayna, newspaper woman Horace de
Carbuccia, publisher of Gringoire Jean Prouvost, owner of Paris-Soir Jacques Chardonne, author and publishcr Valéry Radot, Professor Bernard Fay, historian, specialist on Franco-American
relations Gaston Bergery,
former Vichy Ambassador to Moscow René Baschet, Publisher of L'Illustration André Derain, printer Marquis
Melchior de Polignac, Champagne merchant Henri Philippe
Pétain, Chief of stat Pierre Laval, Chief of Government Jean François
Darlan, Vice Premier and Admiral of the Fleet Jacques Doriot,
head of pro-Nazi Popular Party Yves le
Boutillier, former Ministcr of Finance General Henri
Dentz, former Commander of Vichy forces in Syria René de
Chamhrun, son-in-law of Laval General
Maximilien Weygand, Vichy’s former North African Commander Fernand de
Brinon, former Vichy Ambassador to Paris Pierre Pucheu, former Minister of Interior Paul Baudouin, banker and politician Xavier Vallat, High Commissioner for Jewish Affairs Cheyneau de
Leyritz, Prefect of Toulouse Admiral Georges
Robert, High Commissioncr of Martinique Dr. Bernard
Ménétrel, confidential secretary to Pétain Paul Marion, Secretary of Information Joseph
Barthélémy, Minister of Justice Rodelec de
Porzic, Chief of Police at Marseilles Sacha Guitry, actor Maurice
Chevalier, actor |
Cécile McLaughlin
Devenir Titaÿna : une
journaliste à la croisée des chemins.
Vu Titaÿna ; un œil
de gazelle dans un corps d’avion. Elle doit faire l’amour avec les
palmiers (1).
C’est en ces termes
que Joseph Delteil évoque dans son journal, en 1925, une jeune fille dont
l’identité se résume à l’unité éclatante d’un pseudonyme et qui commence tout
juste à faire parler d’elle. Elle a en effet déjà signé deux contes et deux
romans, mais surtout, depuis peu, exerce le métier de journaliste, en
parcourant le monde en avion sans craindre le danger. La sensualité sulfureuse
de l’aventurière, joliment exprimée ici, est évoquée de façon plus franche sous
la plume de Jean-Gérard Fleury, sur le point d’entrer à Paris-Soir :
« Elle avait la réputation d’avoir le feu au cul mais malheureusement je n’ai
jamais eu l’occasion de le vérifier (2). » Celle qui deviendra
« la globe trotter préférée des lecteurs de Paris-Soir3 », pénètre
avec fracas dans l’univers journalistique des années folles, profitant d’une
plus grande liberté accordée aux femmes, des progrès techniques et de la
recherche du sensationnel de certains journaux. Son parcours pourrait ainsi se
saisir comme une captation intuitive des sollicitations de son époque. Titaÿna,
comme le dit justement François Ribadeau-Dumas, dans le rapide portrait qu’il
brosse d’elle à la fin des années 1920, « appartient au siècle4 », ce
« siècle du mouvement » comme elle le qualifie à l’ouverture de son
Tour du Monde.
Rien pourtant ne
prédestinait Elisabeth Sauvy à une telle carrière. Elle voit le jour le 22 novembre
1975 dans le domaine familial de Richemont, à 10 km au sud de Perpignan. Elle
naît sous un double signe : celui de la terre, par ses grands-parents
paternels, grands viticulteurs et fortune de la région, et celui de la culture,
par son père, un fin lettré, licencié en droit et qui dispose d’une très vaste
bibliothèque qu’Elisabeth explore en catimini. Audacieuse et imaginative, elle
a très tôt beaucoup de mal à supporter la rigidité des codes sociaux. Elle fuit
l’austérité de sa pension qu’elle fréquente pendant neuf ans, en troquant les
récits à l’eau de rose, contre des romans d’aventures. En 1922, bien décidée à
se faire connaître, Elisabeth devient Titaÿna. Ce pseudonyme est un clin d’œil
à ses origines puisqu’il s’agirait d’un personnage de la mythologie catalane.
Le choix d’un tel nom reste cependant très mystérieux ; il résonne néanmoins
comme un tourbillon d’énergie ; il y a du Titan dans Titaÿna, un Titan
féminisé par des sonorités ouvertes. Comme pour créer une unité qui fasse sens,
elle baptise d’ailleurs son voilier Titan. Ce pseudonyme laisse déjà pressentir
son goût pour la mise en scène et il est significatif d’une stratégie
volontariste affichée qui conduira Titaÿna sur des chemins particulièrement
variés. En chef d’orchestre peu expérimenté, elle cultive une forme
d’éclectisme qui pourrait sembler excessif, parfois bien peu maîtrisé et qui,
par ailleurs la conduira à sa perte. Le parcours atypique de Titaÿna interroge
: est-elle un fin stratège ou bien une jeune femme indécise qui se laisse
porter par l’air du temps et subit l’attirance des possibles de son époque.
Icône populaire des années 1920-1930, celle qui fut l’amie intime de Cocteau,
l’égérie de Man Ray, cette véritable touche à tout survit néanmoins avec peine
dans la mémoire d’une poignée de curieux. Tentons de la suivre pas à pas dans
ses itinéraires, parfois dans ses errances, pendant ces années folles, qui
signent l’avènement de son personnage.
Titaÿna, figure du
mouvement et de la voltige
Si Titaÿna était une
œuvre musicale, elle serait sans conteste, un cake-walk au tempo rapide et
dansant. Car ce qui la caractérise avant tout, c’est une cadence. Sans jamais
vouloir s’arrêter, elle dévore l’espace en très peu de temps, agit vite en
sachant parfaitement tirer parti des situations dans lesquelles elle se trouve.
Sur le plan
professionnel, Titaÿna essaie tous les costumes, tout en restant dans le
domaine de la création qui semble convenir à son caractère imaginatif Elle
commence par écrire des contes, des romans, compose même une opérette, dirige
une revue d’actualités littéraires intitulée Jazz, met en scène trois
reportages filmés sur les Indiens, les mangeurs d’hommes de Bornéo et la Chine
mais s’épanouit dans la pratique du journalisme en écrivant un très grand
nombre d’articles sur ces voyages pour des journaux comme L’Intransigeant,
Lectures pour tous, Le Matin, Vu, Eve ou encore Voilà.
Ce parcours éclaté
et parfois incohérent trouve une illustration particulièrement significative
dans le cheminement amoureux de la jeune aventurière. On le sait, l’époque tend
vers une plus grande égalité homme-femme et « La Garçonne » de Victor
Margueritte dès 1922, a montré à ses contemporaines comment une femme pouvait
instrumentaliser l’homme. Titaÿna, qui opte, dans un premier temps, pour la
voie plus traditionnelle du mariage, semble vouloir dépoussiérer cette
institution. Elle voit en effet, dans le mariage le meilleur moyen de pouvoir
agir à sa guise, fréquenter qui elle veut, et n’hésite pas à imposer la
conception toute moderne qu’elle se fait de cette union. En 1922, Daniel
Olivier, son premier fiancé se ravise très vite, en comprenant dans quel état
d’esprit est sa future épouse. Quelques semaines après, en juin 1922, elle
annonce ses fiançailles avec un certain Jules-Edouard Courtecuisse, mais trois
mois après le mariage, le couple pense déjà à se séparer. La solution du
mariage est avant tout un contrat financier pour la jeune fille, rien de plus.
Pas question, en tout cas de parler de sentiments. La scandaleuse joue la carte
de la dissidence… ce qui pour une jeune fille élevée dans la pure tradition
aristocrate, relève déjà du scandale. Rien ne doit être une entrave à sa
liberté et surtout pas un homme.
Elle ne s’en tient
pas à ces échecs conjugaux et, humant l’air du temps, celle qui fut, sans le
savoir, la voisine de Marcel Proust rue Hamelin, tente sa chance dans
l’écriture, comme de plus en plus de femmes de son temps. Elle publie un
premier conte pour La Victoire, après avoir assailli le bureau de rédaction,
puis en fait paraître trois autres pour Fantasio. En 1923, son premier roman,
Simplement, paraît chez Flammarion. Arrêtons-nous un instant sur son second
roman, La Bête cabrée, paru en 1925, dont la fiction n’est pas sans préfigurer
la destinée de son auteur. En effet, la jeune héroïne d’une vingtaine d’années,
signe sa correspondance de l’initiale T. Ce personnage, oisif, essaie de
s’étourdir dans un Paris bouillonnant, fuyant l’amour et vouant un culte
étrange à l’idée de Beauté6 ; l’incipit très « Art déco », nous
plonge dans un dancing qui résonne aux rythmes du jazz, et le lecteur ne peut
s’empêcher de songer au « Bœuf », cabaret que Titaÿna fréquentait
assidûment dans ces années-là, époque où elle jouait le rôle de dame de
compagnie pour la princesse japonaise Kitachirakawa. « La Bête
cabrée » est, de plus, une femme à la coquetterie très marquée et
l’ouvrage accorde une large place aux vêtements de haute couture, cite de
grands noms comme Poiret7, et nous invite à de nombreuses scènes au
miroir ; car, Titaÿna fait partie d’une génération de femmes qui
s’emploient à styliser leur image. La femme « aux yeux de Bédouine8 »
ainsi que l’évoque Pierre Mac Orlan est dotée d’un physique plutôt agréable qui
lui permet d’attirer les regards. Ses portraitistes sont plutôt louangeurs à
son égard et François Ribadeau-Dumas n’est pas le plus insensible à « sa
minceur […] nerveuse. Sourcils noirs, visage hiératique, une bouche sacrée.
L’œil noir est grand et beau, rêveur9.
Garçonne, elle a
coupé ses cheveux et illustre parfaitement, par sa façon de s’habiller et par
son comportement, l’affranchissement de la femme dans ces années-là. Elle
n’hésite pas à s’approprier les progrès techniques de son époque, se frotte à
la machinerie, et cultive l’allure sportive. A cet égard, Pierre Mac Orlan,
préfacier de La Bête cabrée, met en avant la vigueur et la pleine liberté de la
jeune romancière, ou plus exactement, de la reporter audacieuse. Ainsi, Titaÿna
devient sous sa plume « cette femme énergique » à « l’humeur vagabonde » qui «
conduit l’art du reportage aux plus hautes réussites de l’art
littéraire (10 » La publication de La Bête cabrée sert donc de
prétexte à faire émerger, non pas la romancière qu’est Titaÿna, mais le
personnage de reporter qu’elle est en train de devenir, comme si l’auteur était
finalement dépassé voire occulté par son personnage. Effet d’annonce, de
surprise ? Stratégie concertée pour se faire une place ou indécision
réelle à trouver sa place dans un domaine précis ? Le mouvement constant
de ce personnage est tel qu’on est amené à s’interroger : Titaÿna
pense-t-elle qu’en étant sur tous les fronts, elle multiplie ses chances
d’atteindre le succès ?
Tel un
« personnage-éponge », elle intègre très rapidement la nouveauté et
comprend fort vite le parti qu’elle pourrait tirer d’une mode.
Ainsi, pour
atteindre l’indépendance financière à laquelle elle tient tant, elle sait qu’il
va falloir faire preuve d’audace. Pour ses reportages, elle choisit l’avion
comme moyen de transport. En 1924, quand elle part, à la demande du prince de
Roumanie, faire une conférence sur la femme française, en avion, c’est une
véritable révélation pour elle. L’exploitation de l’aviation sera désormais une
très bonne stratégie pour pénétrer dans les bureaux de rédaction. En effet,
l’aviation civile en 1924, n’en est qu’à ses balbutiements et il faut un
certain cran pour voyager dans des carlingues peu sécurisées, parfois même sans
toit. Il y a là un créneau à prendre, a fortiori quand on est une femme et
Titaÿna qui prend des cours pour décrocher son brevet, le sait parfaitement.
L’avion devient dès
lors, dans l’univers de Titaÿna, un compagnon de route idéal possédant de
nombreuses vertus : dangereux, il peut à tout instant s’écraser, ce qui est une
situation rêvée pour elle qui voit à chaque difficulté poindre un sujet
d’article percutant ; rapide, il correspond parfaitement à la cadence que
Titaÿna s’est imposée. Plus qu’une reporter classique, c’est une véritable
« bourlingueuse » qui émerge dans ces années-là, enrichissant d’une
part, la figure du grand reporter, par l’accent mis sur le risque, l’aventure,
la vitesse, mais mettant à mal le sérieux de la profession, en insistant
davantage sur le sensationnel, au détriment parfois du sérieux de
l’investigation. Ses contemporains s’en rendent d’ailleurs parfaitement
compte ; Pierre Bost, auteur du Scandale affirme à propos de Bonjour la
terre, recueil de souvenirs aériens publié en 1929 :
Cette lecture nous
laisse comme une courbature dans les reins, ce qui est bien, en pareille
matière, le comble de la réussite. L’auteur est moins guidé par l’amour des
voyages que par la passion du voyage, et cette fuite à travers l’Europe a
quelque chose d’hallucinant ; l’avion, mode de transport préféré de Melle
Titaÿna, donne à ces randonnées plus de vigueur encore et d’imprévu en en
accroissant la vitesse et la brusquerie (11).
Et de l’imprévu,
Bonjour la terre n’en manque pas qui met en scène une Titaÿna, échappant de
justesse à un crash aérien, ou encore apprenant le fox trot à Romanetti, un
bandit corse qui a pris le maquis. Le mode de transport allié à une
personnalité sulfureuse et qui n’a pas froid aux yeux devient acteur à part
entière du texte, lui insuffle un tempo, un regard et une écriture. Titaÿna ne
fore pas véritablement la réalité, elle la survole, dans tous les sens du
terme, et à la rapidité de l’avion correspond la rapidité de l’écriture. Ainsi,
ses articles, ses reportages ont un style incisif, sténographique, ne ménageant
pas les effets cinématographiques, jouant sur l’énumération rapide d’images
fortes comme si Titaÿna se laissait porter par une esthétique de la vitesse,
qui mimerait les qualités du moyen de transport. Dans Bonjour la terre, par
exemple, alors qu’elle survole les Karpathes (12), on peut lire :
Temps mou, incertain
comme une femme et, comme elle, prêt à l’orage. […] Visibilité nulle. Il faut
d’urgence échapper à l’ouate traîtresse. Nous descendons avec rapidité. Je suis
aussi déséquilibrée que l’appareil auquel je suis cramponnée. Brusquement, dans
le voile déchiré, la terre apparaît à ma gauche, perpendiculaire, toile murale
mal suspendue (13).
C’est donc le tempo
qui fait l’unité de cette aventurière protéiforme qui cumule les identités
professionnelles. Parmi celles-ci, il en est une avec laquelle Titaÿna entretient
un rapport très particulier et qui n’est autre que sa « carrière » de
femme de lettres. En effet, dans l’imaginaire de la journaliste, l’écriture dès
lors qu’elle n’est pas le support d’une action de terrain devient une pure
construction de l’esprit, qu’elle assimile à une forme d’immobilisme.
Femme d’action avant
d’être auteur, elle répète à qui veut l’entendre le rapport très négatif
qu’elle entretient avec l’écriture ainsi qu’en témoigne cette coupure de presse
trouvée dans Les Cahiers du peintre Morillot qu’elle avait rencontré à Tahiti :
Madame Titaÿna, tout
le monde le sait fait de l’aviation et du grand reportage. Toute jeune, sa vie
est déjà striée d’aventures. Un coup de téléphone et deux heures après elle est
sur son avion, coiffée de son casque et file sur Budapest, Rome ou Barcelone.
Elle n’aime pas écrire. Elle est avant tout mouvement, départ (14).
Ainsi, elle affirme
qu’elle n’est pas une femme de lettres, ce qui est une ultime stratégie,
qu’utilisent à la même époque de nombreuses bourlingueuses. Sa simplicité
stylistique revendiquée, son amateurisme littéraire feint voire son incapacité
littéraire sont des leitmotive qui apparaissent soit à l’ouverture de ses
récits, soit dans les interviews qu’elle donne comme celle pour La Revue du
cinéma en 1931 :
A chaque retour de
l’un de mes voyages, je me suis sentie semblable à « l’enfant qui veut se faire
un collier de perles avec des gouttes de rosée.(15) » Je n’ai pas su
manier les mots comme des tubes de couleurs ni donner à mes phrases des courbes
de hanches gardant le contact des mains du potier. De visions absorbantes,
comme une Mystique je fis des livres insatisfaisants et je ne dois pas les
relire si je veux recréer le mirage.
Cette non-conformité
avec la figure de la femme de lettres est certes ce qui permet au personnage
d’exister, mais c’est aussi une sorte de frustration chez la jeune fille qui
ose affirmer, avec la plus grande mauvaise foi : « Avant de venir au
journalisme, car je ne suis jamais allée à La Littérature, cette place publique
ou la foule s’échange des crocs-en-jambe et des lieux communs, j'avais eu
l'idée de la mise en scène. (16) » Elle pousse la logique de son
personnage en se construisant un rôle d’auteur sans qualité. Mais, et c’est là
où ce rôle est pour le moins paradoxal, il semble que cette mise en scène soit
une stratégie de plus pour accéder à la notoriété littéraire. Elle entrerait
donc à rebours dans l’espace littéraire en niant vouloir y entrer. Ainsi, tout
est une question de représentation et Titaÿna à l’intérieur même de ses textes
usent et abusent d’effets scénographiques, métamorphosant comme au gré de ses
envies, son personnage de bourlingueuse, qui décline identités masculine et
féminine, sous les yeux d’un lecteur médusé.
Titaÿna,
bourlingueuse transformiste
Le personnage sème
donc le trouble, en accord avec son temps, passé maître dans le mélange des
genres comme dans l’indétermination des sexes. Elle brouille les catégories,
les mélange avec une certaine euphorie, exploite tantôt des capacités viriles
de courage, de force physique, tantôt une coquetterie toute féminine dans des effets
constants de métamorphose. Pour donner une idée plus concrète de ces procédés,
appuyons-nous sur l’écriture du vêtement telle que Titaÿna le met en scène. On
soupçonne déjà dans la présence même de cette écriture, un brin de féminité.
Dans Mon Tour du monde, alors qu’elle a remplacé l’avion par le paquebot, elle
est matelot le jour et devient le temps d’une soirée, une parfaite mondaine qui
transpose l’univers parisien des grands couturiers sous le ciel des tropiques.
C’est dans cette atmosphère de « Jazz et cocktails autour de la
terre (17) » qu’apparaissent les robes de chez Poiret (18). La
référence au grand couturier vient dire le lien extrêmement étroit que Titaÿna
tisse entre le monde du voyage et la mode. Elle joue les mannequins dans ses
récits, se faisant l’ambassadrice d’un esprit parisien qu’elle exporte au bout
du monde. La description de sa cabine lors de son voyage en Océanie participe
de ce va-et-vient entre masculin et féminin :
Atmosphère
mi-couvent mi-clinique. Pourtant, reflétés par la glace ovale, mes flacons,
brosses, ongliers, jettent une note intime de boudoir féminin ; mes robes
dépliées, ont parfumé l’air de souvenirs anciens ; sur les lits, deux
fourrures jetées incitent au repos rêveur (19)…
On est bien loin ici
du type de l’exploratrice masculinisée par des pantalons et des vestes en cuir.
Toute la coquetterie féminine se déploie et donne une autre tonalité au voyage,
qui se fait plus intime et douillet. Pourtant, cette alcôve féminine subira les
aléas du voyage et se métamorphosera à son tour, sous le regard dépité de
l’aventurière :
Mes valises sont
couvertes d’une épaisse couche de moisissure, mes souliers sont atteints, mon
linge pointillé de taches. Tout ce qui est métal s’est rouillé, mes enveloppes
collées, mes robes, dans l’armoire, se sont lentement déplissées. […] Et ma
coiffeuse lamentable me présente des crèmes liquéfiées, de la poudre en
grumeaux (20).
On a le sentiment
que Titaÿna s’amuse à mettre à mal une féminité de convention, afin de montrer
que son personnage, s’il joue un temps le jeu de la coquetterie, se place en
réalité, en marge d’une féminité traditionnelle.
Néanmoins, ce thème de
la métamorphose est assez récurrent dans les textes d’autres bourlingueuses de
l’entre-deux-guerres. Là où Titaÿna innove, c’est lorsque, dans des effets de
contrepoint, elle superpose masculin et féminin ou inversement. Alors qu’elle
vient d’atterrir in extremis sur le sol turc, elle fait connaissance avec des
villageoises : « J’ai retiré mes bas de laine pour les faire sécher
et l’apparition de mes bas de soie les comble de stupéfaction (21).» A travers
ces deux attributs, l’un renvoyant au confort propice au voyage et l’autre à
une subtile coquetterie, qui, cette fois-ci semble épargnée, Titaÿna met en
scène une figure d’aventurière nouvelle. Plus que de brouiller les catégories,
elle les juxtapose, à la manière de ses bas de laines et de soie, donnant ainsi
de l’étoffe à son personnage.
Car investir un
espace d’homme ne veut pas dire se plier totalement à des lois masculines pour
Titaÿna et si la jeune fille est :
aussi résistante
qu’un homme, sait porter le sweater de sport, le veston de cuir et les jolies
bottes de sept lieues que l’on trouve au milieu des équipements coloniaux, [si]
elle a suivi la même piste que les hommes les plus boucanés, [si] dans les
terres où l’on ne ment jamais, elle a connu les heures rudes de franc
compagnonnage où la galanterie n’intervient jamais (22) …
Elle n’en reste pas
moins une Parisienne exquise. Ces effets de métamorphose et de contrepoint
féminin intriguent et amplifient l’audace d’un personnage en mouvement
constant.
Ces contrastes sont
encore plus saisissants lorsque l’on aborde le comportement d’un personnage qui
joue sur le double tableau de la force et de la fragilité, comme si finalement,
les conditions physiques et masculines du reportage « titaÿnesque »,
n’étaient acceptables et efficaces que doublées de topoï plus féminins. Le
lecteur est donc face à un personnage qui tantôt boit du cognac, conduit une
voiture, tantôt s’évanouit. De nombreux passages mettent ainsi en avant
l’héroïsme au sens le plus masculin qui soit de l’apprentie reporter. Bonjour
La terre accumule les périls en avion, insistant de manière assez constante sur
le courage aveugle de la jeune fille. Néanmoins, ces éclats héroïques sont
ponctués de moments de vulnérabilité, qui rappellent au lecteur que Titaÿna
reste une femme, ruse par laquelle cette dernière ne manque pas de souligner, a
contrario, son courage. Elle est fréquemment atteinte de fatigue (23) qui
est parfois dramatisée au point de donner lieu à des états de perte de
conscience. Le personnage est à plusieurs reprises « inerte » (24),
« tombe comme une masse (25) », « terrassée par la fatigue
fiévreuse (26) » etc. La maladie, la mise à mal du corps, conséquence
de climats hostiles, d’une mauvaise alimentation et du manque de sommeil, sont
des thématiques récurrentes dans l’œuvre de Titaÿna qui la mettent en valeur et
la font exister corporellement. A partir de ce corps si présent, se développe
toute une esthétique érotico-morbide, qui fait véritablement la spécificité de
la voyageuse. Figure du paradoxe et du sensationnel, elle trouve des motifs qui
font fureur et qui sont un mélange de voyeurisme et d’exhibitionnisme. Déjà,
dans La Bête Cabrée, elle décrivait ce que, par antiphrase, elle appelait l’
« Ile de Beauté », sorte de « poubelle géante et aride, un enfer sans
feu (27) » qui rassemble toute sorte de créatures monstrueuses. La
prédisposition de Titaÿna pour des thématiques particulièrement noires vient
signifier en creux, la fin du personnage de mondaine, pour mettre davantage
l’accent sur le désarroi, voire la désespérance de la journaliste, thèmes
qu’elle développera largement à la fin des années 1930. La figure de la
mondaine ne serait en fait qu’un masque qui cacherait déjà, durant ces années
folles, un goût de la perte. Les titres de chapitres de Loin, comme
« Défunte Océanie (28) » ou encore la pensée mise en exergue
« J’aime les mortes (29) » sont à cet égard parfaitement
éloquents. Ainsi, rien de ce qui a un lien avec les pulsions humaines ne lui
échappe et elle n’hésite pas à se mettre dans des situations qui pourraient passer
pour scabreuses. En effet, ce qui importe, ce n’est pas tant la réalité
observée, l’enquête qu’elle mène, que la mise en scène de son personnage dans
cette réalité. L’exotisme et les situations extrêmes ne sont que prétexte à une
entreprise d’autovalorisation d’un personnage qui s’affiche ouvertement dans la
rupture. Ainsi, le corps de l’autre, si présent est instrumentalisé et renvoie
constamment au propre corps de la voyageuse. Dans Bonjour La Terre, alors
qu’elle vient tout juste d’échapper à la mort en avion, elle se retrouve nez à
nez avec un cadavre : « un cadavre, nu, rejeté par la mer, en état de
décomposition, […] [au] visage verdâtre et grimaçant (30). » Ce
cadavre est parfait : il est déjà à un stade bien avancé et en plus il est
nu ! Il est le corps d’une victime de l’aviation, et devient donc un corps
prétexte, servant de faire-valoir à un personnage, qui lui, a su gagner la
terre sans trop de heurts. De la même manière, le thème de la lèpre dans Loin
est particulièrement révélateur de l’attirance pour la mort de la journaliste.
Celle-ci, avec provocation, lie de manière très étroite la pourriture des
corps, à l’idée d’un absolu euphorique, divin, entremêlé d’amour. La lèpre est
« la Volupté rose (31) », le lépreux, l’initié :
Mais au fur et à
mesure que ton corps se séparera de toi, que tes doigts, tes mains, tes membres
tomberont, tu entreras, mystérieux et initié, dans cette vie dont nous ignorons
la joie […] ta chair pourrira et, dans sa jouissance intensifiée, tu fixeras
l'éternel (32).
Titaÿna, un effet de
mode ?
Eros et thanatos ont
donc libre cours sous la plume de Titaÿna et ne sont pas étrangers à sa
popularité, une popularité qui porte en elle, dans les années 1920 déjà, la
prémonition de sa perte. La journaliste qui parcourt le monde avec une rapidité
incroyable va connaître un succès tout aussi rapide qu’éphémère… Celle qui
s’inscrit en permanence dans la rupture, qui cultive l’art de la fuite mais qui
en parallèle maîtrise suffisamment les codes médiatiques de son temps,
n’aura-t-elle été qu’un effet de mode ? Il semble en effet que Titaÿna
n’ait été qu’ « Une étoile filante dans le firmament
parisien (33) ». Pourtant, la jeune fille a su se construire un
réseau dense et impressionnant de relations. Elle fréquente assidûment Cocteau,
Marie Laurencin, et rencontre régulièrement une bande de jeunes ethnologues, de
bourlingueurs érudits, comme Marcel Griaule, un certain Michel Leiris et un
passionné de l’Arctique Paul Emile Victor.
D’autre part, son
audace lui a permis d’entrer en contact avec des personnalités utiles à son
évolution professionnelle. Elle a par ailleurs parfaitement conscience de cette
forme d’opportunisme et évoque dans une lettre à sa tante « les
indifférents utiles » avec qui elle dîne régulièrement. Elle sollicite,
frappe à toutes les portes, se lance dans des sit-in sans fin dans les bureaux
de rédaction… Georges Courteline préface son premier roman ; Pierre Mac
Orlan lui propose de travailler pour L'Intransigeant pour lequel elle écrit
toute une série d’articles sur La Pologne, La Bulgarie, La Méditerranéenne, Le
Maroc. C’est dans ce journal qu’elle livre ce qui deviendra Bonjour La Terre et
son diptyque océanien Mon Tour du monde et Loin. C’est justement le fait
qu’elle soit un personnage atypique qui lui permet de percer dans un milieu
pour le moins fermé. Avec Titaÿna, la rupture devient stratégie médiatique et
manifeste en quelque sorte sa faculté à intégrer les codes de son époque.
L’exemple le plus frappant à cet égard est le vol d’un Bouddha d’Angkor qu’elle
met en scène. Ce délit est à la fois symptomatique d’un non-respect des
bienséances, et en même temps d’un mimétisme médiatique. En effet, lorsqu’en en
avril 1928, le journal Vu fait paraître un article de Titaÿna intitulé
« Comment j’ai volé la tête d’un Bouddha d’Angkor », ce titre a comme
un goût de déjà vu et on ne peut s’empêcher de penser à Malraux qui 5 ans plus
tôt avait commis un larcin de la sorte au Cambodge. A-t-elle voulu s’inscrire
dans la lignée des grands aventuriers et ainsi mieux se fondre dans son
époque ? Une chose est sûre : les répercussions médiatiques pour elle
sont grandes, car ce vol sera l’occasion d’une série de photos de Man Ray et de
deux articles à sensation dans Vu.
Mais, globalement,
Titaÿna qui risque sa vie pour se faire une place, s’est attiré des jugements
très contradictoires. Personnalité journalistique scandaleuse, elle est soit
appréciée, soit détestée. La préface de Pierre Mac Orlan illustre à elle seule
les discours laudatifs que l’on peut trouver sur elle dans les années folles.
Il évoque « les dons littéraires », « le style franc et
net », « la lumière de sa phrase (34) » dans sa préface à
La Bête cabrée. De la même manière, après avoir lu Bonjour la terre, Lucie
Delarue-Mardrus vante le talent de la jeune écrivain : « Je viens de
lire votre livre d’oiseau migrateur et j’en garde comme un vertige. Quelle
vivante mosaïque, quelle géographie à l’échelle de la vraie vie vous nous
faites entrevoir à travers vos souvenirs (35) ! »
Mais le style de
Titaÿna et la confusion générique de certains de ses textes, qui ne se situent
ni véritablement dans le reportage, ni dans le récit de voyage, brouillant une
nouvelle fois les catégories, accordant peut-être trop de place à la
subjectivité, en dérangent plus d’un. Le personnage trop audacieux, trop
entreprenant et impulsif ne convient pas à certains organes de presse comme Le
Matin. Pourtant, les dirigeants du journal avaient été épatés par le scoop
qu’elle avait décroché en 1924, en interviewant Mustapha Kemal. Le journal n’a
cependant pas laissé de deuxième chance à la jeune aventureuse. C’est donc vers
des supports plus populaires comme Lectures pour tous, où la concurrence entre
reporters et le sérieux de l’enquête sont moindres, qu’elle s’oriente à partir
de 1926. Ce journal aura l’avantage de la laisser parfaitement libre quant à
l’écriture de ses aventures.
La popularisation du
personnage est dès lors très nette et le pseudonyme Titaÿna résonne comme un
appel à l’aventure. Ces enquêtes incroyables, son écriture efficace, lui
ouvrent enfin le chemin du succès… Titaÿna devient symbole, symbole d’un
ailleurs exotique qui fait rêver, frémir, symbole d’une féminité moderne.
Titaÿna se métamorphose une dernière fois pour devenir parfum, lance à Paris la
mode du paréo dont Minerva en 1929 se fait largement écho :
Cela nous vaut une
innovation dont on ne peut que féliciter notre voyageuse. Les vêtements de
plage lui semblant d’une banalité que, certes je ne contesterai pas, Titaÿna a
eu l’idée d’adapter des paréos et autres vêtements océaniens à la vie estivale
des gens d’occident. Une maison de couture a adopté la suggestion et ce n’était
pas hier, au Trocadéro, un des moindres succès que celui de ravissants
mannequins revêtus d’ensembles, voire de pièces uniques, parfaitement gracieux
et évocateurs (36).
Celle qui
« n’aime que le travail manuel. Réparer un moteur, développer et tirer des
photos,…(37) vante même les mérites d’une Peugeot !
Titaÿna est bel et
bien une « baroudeuse de charme » qui joue à la fois de son
éclectisme, et tente de lutter contre une tendance à l’éclatement qui lui sera
pourtant fatale. Cet éclectisme qu’elle maîtrise plus ou moins bien la projette
sur le devant de la scène dans les années 1920 ; c’est lui néanmoins qui,
quelques années plus tard, causera sa perte. Son énergie de femme nouvelle
s’épuise en effet et elle exploite, comme en un dernier sursaut, cet
essoufflement-même, développant le thème du ratage ainsi que le laisse entendre
le titre de l’un de ses récits, paru en 1938, Les Ratés de l’aventure (38). Le
voyage à Tahiti portait déjà les stigmates d’une sorte de désespoir et marque véritablement
un tournant dans sa carrière de voyageuse. La vigueur très marquée qui faisait
le sel de ses textes devient dès lors mensonge, mépris, imposture. Titaÿna qui
a cherché avec un farouche entêtement à s’imposer, évoluant dans des domaines
très variés, semble avoir poussé son personnage, de succès en dérapages,
jusqu’à ses derniers retranchements, se condamnant à la solitude. Cette
solitude la conduira vers de nouvelles errances, sans plus de repères :
collaboration, exil aux Etats-Unis où elle finira ses jours. Néanmoins, dès la
fin des années 1920, intuitive et lucide, la bourlingueuse sait déjà qu’elle
sera comme fatalement oubliée de tous : la sage Titaÿna nous livre ici un
dernier masque, en «songe[ant] mélancoliquement que chaque chose apprise est un
pas de plus vers l’isolement (39). »
1 Joseph Delteil, Journal,
15 décembre 1925, cité par Benoît Heimermann, Titaÿna, Paris, Flammarion, 1994,p.119.
2 Yves Carrière, Pierre
Lazareff ou le vagabond de l’actualité, Paris, Gallimard, 1995, p. 218.
3 Myriam Boucharenc, L’écrivain-reporter
au coeur des années trente, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du
Septentrion, 2004, p.107.
4 François Ribadeau, Carrefour
de visages, Paris, La Nouvelle Société d’Edition, 1920, p.190.
5 Toutes ces informations sont inspirées de Benoît Heimerman,
Titaÿna, op.cit.
6 Titaÿna, La Bête
cabrée, Paris, Éditions du Monde Moderne, 1925, p.130.
7 Ibid., p.10.
8 Pierre Mac Orlan, Préface à Titaÿna, La Bête cabrée, op.cit., p.IV.
9 François Ribadeau, Carrefour
des visages, op.cit., p.190.
10 Pierre Mac Orlan, Préface à Titaÿna, La Bête cabrée, op.cit., p.III.
11 Pierre Bost, « Les Livres », dans Jazz, 15 juin 1929, cité par Benoît
Heimermann, Titaÿna, op.cit., p.134.
12 Orthographe fidèle au texte.
13 Titaÿna, Bonjour la terre, Paris, Louis Querelle, 1929, p.77.
14 Jean-Jo Scemla Les Cahiers Morillot, ou la vie très exotique du boucher Poncelet,
Paris, L'Harmattan, 1996, p.57.
15 Titaÿna, « Le Cinéma chez les
Indiens du Mexique » dans La Revue
du cinéma, 3ème année n°20, 1er Mars 1931, Librairie Gallimard,
NRF.
16 Ibid,
loc. cit.
17 François Ribadeau, Carrefour des visages, op.cit., p.188.
18 Titaÿna, Mon Tour du monde, Paris, Louis Querelle, 1928, p.203.
19 Ibid., p.16.
20 Ibid., p.75.
21 Titaÿna, Bonjour la terre, op.cit., p. 19
22 Pierre Mac Orlan, Préface à Titaÿna, La Bête cabrée, op.cit., p.IV.
23 Titaÿna, Bonjour la terre, op.cit., p.61.
24 Ibid., p.73.
25 ibid., loc. cit.
26 ibid., loc. cit.
27 Pierre Mac Orlan, Préface à Titaÿna, La Bête cabrée, op.cit., p.V.
28 Titaÿna, Loin, Paris, Flammarion, 1929, p.29.
29 Ibid.,
loc.cit.
30 Titaÿna, Bonjour la terre, op.cit., p.14.
31 Titaÿna, Loin, op.cit., p.125.
32 Ibid.,
p.126-127.
33 Madeleine de Bryas, « Les
Grandes Voyageuses », Union
nationale des femmes, avril 1934
34 Pierre Mac Orlan, Préface à Titaÿna, La Bête cabrée, op.cit., p.II et IV.
35 Lucie Delarue- Mardrus citée par Benoit
Heimermann, Titaÿna, op.cit.,
p. 134.
36 Minerva,
Article sur Mon Tour du monde, sans
auteur, 1929.
37 Ibid.loc.cit.
38 Titaÿna, Les Ratés de l’aventure, Paris, Éditions de France, 1938.
39 François Ribadeau, Carrefour de visages, op.cit., p.191.
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Jean
ASSOLLANT - Pilote de l'Oiseau Canari